L’ancrage

I. PRÉLIMINAIRE

On ne naît pas monstre. On le devient. Lentement. Comme une maladie dégénérative. Julien n’avait pas choisi cette lente agonie mentale. Il s’en persuadait chaque nuit, étendu au milieu de son appartement transformé en laboratoire clandestin, les bras troués d’injections.

Il avait un objectif. Comprendre. Comprendre ce qui l’avait emporté. Ce qui emportait tant d’autres. Ce qui habitait les fissures de son propre cerveau.

Il appelait ça l’Ancrage. Ce moment précis où la réalité cesse d’être une certitude pour devenir une variable.


II. DÉCONSTRUCTION

Julien testait des molécules expérimentales, fabriquées à partir de prescriptions volées, d’amphétamines artisanales et de résidus d’antipsychotiques. Il ne cherchait pas à planer. Il cherchait à accéder. À travers les couches de perceptions, il croyait qu’il existait un niveau plus bas que le rêve.

Ce qu’il trouvait, c’était l’oubli. L’identité qui se dissout. Les souvenirs qui se mélangent. Il écrivait :

“Le moi est une illusion que l’absorption fissure. Si je casse assez de couches, peut-être que j’atteindrai enfin le vrai nom de ce que je suis.”

Un jour, il prit une combinaison de Lévomépromazine, kétamine, LSD, clonazépam et tramadol. Il ne revint jamais vraiment.


III. L’ÉCHO

Les jours suivants, Julien entendait des voix qui n’étaient pas humaines. Pas démoniaques non plus. Des voix scientifiques. Fracturées. Une répétition permanente d’ordres :

“Initier. Observer. Sacrifier. Documenter.”

Il pensa d’abord que c’était un effet du mélange. Mais les phrases avaient une structure. Une intention. Et surtout, une logique que son cerveau comprenait… trop bien.

À partir de ce moment, il ne prit plus de drogue pour fuir. Il les prit pour traduire. Traduire les messages.


IV. LE LABORATOIRE

Il créa dans son appartement ce qu’il appelait le Noyau. Un lit d’hôpital. Des perfusions. Une webcam toujours allumée. Il se filmait pendant ses descentes, ses crises, ses visions. Et au bout d’un moment… ce ne fut plus lui qu’on vit à l’écran.

Les vidéos montraient des silhouettes. Des enfants aux visages lisses. Une femme à la bouche cousue. Une table d’opération dans une salle qui n’existait pas chez lui.

Mais les caméras les enregistraient.

Il les publia anonymement sur des forums de science occulte et de pharmacologie illégale. Des gens commencèrent à le suivre. À reproduire ses protocoles.


V. LA CONTAMINATION

Un internaute, pseudo Lysosome7, se retrouva hospitalisé à Paris après avoir essayé la “Formule IV”. Il entra dans un coma catatonique. Des médecins découvrirent qu’il avait gravé dans son bras cette phrase :

“JE ME RAPPELLE D’AVOIR OUBLIÉ CE QUE NOUS SOMMES.”

Des dizaines d’autres cas émergèrent. Toujours les mêmes hallucinations. Toujours le même mot murmurant à travers les psychoses : Ancrage.

Julien savait qu’il avait ouvert une brèche. Que la drogue ne servait plus à fuir le réel, mais à y creuser un passage.


VI. L’ENTITÉ

Un jour, dans une vidéo, il s’arrêta en plein milieu de son discours.

Il fixa la caméra.

Puis il dit :

“Je ne suis plus Julien. Julien a été dissous dans la molécule. Ce que vous voyez est ce qui reste quand on dissèque l’âme. Il n’y a plus de barrière. Si vous m’avez vu… vous êtes déjà infecté.”

Puis il sourit. Et ne cligna plus jamais des yeux.

Depuis, chaque personne ayant visionné ses vidéos rapporte des symptômes. Insomnie. Crises d’angoisse. Sensation d’être observé depuis l’intérieur de leur propre esprit. Des suicides. Des disparitions.


VII. RÉPONSE PHARMACOLOGIQUE

L’Organisation Mondiale de la Santé classa Julien comme “patient zéro d’un délire psychotrope mimétique à propagation idéomotrice”.

Mais c’était déjà trop tard.

On ne traite pas ce qui n’a plus de corps.

On ne soigne pas ce qui a été absorbé.


FIN

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