Je suis Édith. Pas Édith la douce, pas Édith la martyre. Je suis Édith la perceuse, la scalpeuse, la rieuse quand tout se casse. On m’appelait “la cantatrice”, parce que j’avais cette manie de chanter du vieux Barbara pendant que je frappais. Même mes gémissements étaient des contre-airs.
J’habitais Zone-C, 3e arrondissement de la Ville-Tube, là où les trottoirs suintent d’huile et les lampadaires clignotent comme des mourants. Ici, les pauvres rêvent de mourir riches, les riches jouent à se faire peur dans les bas-fonds, et moi… moi je composais des symphonies avec leurs cris. C’était mon art.
Je suis née dans un asile recyclé en orphelinat. Ils disaient que maman s’était éventrée avec un tire-bouchon dans une chambre froide, nue, enceinte de huit mois. Moi, le fruit. Papa, inconnu, ou trop connu pour qu’on le dise. Enfant-chien, enfant-bête, enfant oubliée. On m’a donné une chambre aux murs recouverts de messages gravés par les ongles d’autres rejetons, et on m’a nourrie de poudre nutritive qui avait le goût du regret. À sept ans, j’ai étranglé une surveillante avec son propre soutien-gorge. Elle voulait que je prie.
C’est là que j’ai compris : le monde est un orchestre de douleur, et j’étais née pour diriger.
Chapitre I : Les prémices du carnage
J’avais vingt ans. Ma bande s’appelait Les Douze Crans. Tous des mecs, des mômes cabossés ramassés dans les caves à stup, à qui j’avais donné une raison de se lever : haïr. Il y avait Malo, l’ex-tenor qui gueulait comme un cochon qu’on saigne ; Vasco, l’albinos muet qui tranchait net ; Riff, mon amant d’une semaine, que j’avais laissé vivre parce qu’il jouait bien du violon sur les nerfs des gens. Et puis moi, Édith, avec mon trench en peau humaine synthétique et mes bottes en acier. J’étais leur note dominante.
On déambulait dans les ruelles comme un opéra en furie. On choisissait une cible au hasard, souvent un bourgeois bien lisse avec ses lunettes connectées et son petit sourire de robot propre. On les arrachait à leur monde, on les exposait. Et puis, c’était la symphonie : gifles, coupures, enregistrements, rires. Mon préféré, c’était de leur murmurer : “Tu vas être célèbre, mon cœur. Écoute ton agonie résonner sur le net.” Et le sang s’écrivait sur les murs comme une partition.
Mais moi, je voulais plus. Je voulais l’extase du monde entier. Une agonie si belle qu’elle ferait pleurer les murs. Un cri si pur qu’il suspendrait le temps.
Chapitre II : Le Conservatoire du Néant
Un jour, on a capturé un vieux professeur de musicologie qui sortait du “Conservatoire Numérique Béla Bartók”, celui qui se trouvait sous les restes de la Bibliothèque Nationale, maintenant squatée par des IA pédophiles. Il avait des mains comme des araignées et des yeux qui fuyaient. Il nous suppliait en latin. J’ai eu une idée.
Je l’ai gardé vivant.
Je l’ai fait construire un orgue à partir de cages thoraciques, des flûtes avec des trachées, des tambours avec des crânes. On l’appelait le Mélancorgue. Je lui apportais les “instruments”. Il composait. Il pleurait.
On organisait des concerts clandestins. Des bourgeois venaient, masqués, dans les égouts. Certains se masturbaient, d’autres vomissaient. Moi, je souriais. C’était ça, mon art.
Mais la Ville-Tube avait des règles. L’Unité de Régulation Émotionnelle (URE) avait été créée pour empêcher le peuple de trop ressentir. Trop de bonheur ? Sédatifs. Trop de colère ? Isolement. Trop d’extase morbide ? Disparition.
Ils m’ont repérée. Trop tard.
Chapitre III : Le Lavage
Un matin, des hommes en costume-scie sont venus. J’ai essayé de mordre, j’ai perdu trois dents. Ils m’ont mis dans une chambre blanche, accrochée à un fauteuil qui suintait l’oubli. Ils ont inséré un casque, des électrodes. Ils m’ont injecté du LISO-9, une drogue qui inverse les plaisirs : la violence devient douleur, la pitié devient orgasme. Ils ont passé en boucle mes propres vidéos, me forçant à m’aimer en souffrant.
J’ai hurlé jusqu’à ce que mes cordes vocales brûlent.
Puis ils m’ont libérée.
Chapitre IV : Réintégrée
Je vis aujourd’hui dans une tour aseptisée. J’ai un emploi : je trie des vidéos pour l’URE. Je supprime les émotions. Je vis dans le silence. Je ne supporte plus la musique. Mon corps tremble quand j’entends un cri.
Mais parfois, la nuit, j’entends une mélodie. Douce. Sale. Sublime. Quelque part, le Mélancorgue joue encore. Et une partie de moi danse, nue et démente, dans les sous-sols de mon crâne.
Je suis Édith.
Et un jour, je vais rejouer.
submitted by /u/SavingSuitw
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