Je ne devais pas exister. C’est ce que ma mère me répétait souvent, quand elle croyait que je dormais.
“Tu es née pour remplacer ce qui a été effacé. Tu n’es pas l’original.”
Elle avait une manière très douce de me le dire. Comme si ce n’était pas une punition, mais une sorte de secret sacré. Un jour, je lui ai demandé ce qu’elle voulait dire. Elle m’a juste souri, caressé la joue et murmuré :
“Tu n’es pas celle que j’ai portée. Tu es celle qui est venue après le cri.”
La maison où j’ai grandi est pleine de placards fermés à clé. Même maintenant, adulte, je n’en connais pas le contenu. Il y a des parties de la maison qui semblent trop grandes pour y être. Une pièce entre deux murs, sans porte, avec une prise électrique au milieu. Une trappe au plafond qui n’a jamais été ouverte, mais qui, parfois, claque seule quand je parle de papa.
Sauf que… je n’ai aucun souvenir de mon père.
Et dans toutes les photos de mon enfance, je regarde toujours ailleurs. Jamais l’objectif. Jamais ce qui est devant moi. Comme si mon regard avait été volontairement détourné.
À 9 ans, j’ai trouvé une cassette audio dans un de ces placards que j’avais réussi à forcer. Elle était marquée d’un seul mot, au marqueur rouge :
“réessaye”
Je l’ai écoutée. Pendant trente minutes, on entend des pleurs. Des supplications d’une voix identique à la mienne, mais un peu plus rauque, plus fatiguée.
Puis un homme, très calme, dit :
“Version C échouée. Trop d’attachement au réel. Implémentation émotionnelle instable. On recommence.”
Le cri qui suit… n’est pas humain. Ce n’est pas une figure de style. C’est un cri impossible. Il y a dedans des chiffres, des voix inversées, le son d’un scalpel sur du verre, et… un rire d’enfant. Mais tout en même temps.
Puis : silence. Puis, ma mère qui dit :
“Celle-là tiendra mieux. Elle ne se souviendra pas des autres.”
Sauf que je me souviens maintenant. Pas tout, mais des flashs.
Je me souviens d’une pièce froide, éclairée au néon. De moi, ligotée à une table. Mais ce n’était pas moi-mois. C’était une autre. Une version avant moi. Ou après moi. Elle me suppliait, les yeux pleins d’agonie, et disait :
“Tu dois me laisser sortir. Elle veut te garder, mais tu es un test. Un brouillon. Elle te jettera quand tu commenceras à voir.”
Je me suis réveillée en pleurant. En me regardant dans le miroir, mes yeux n’étaient pas tout à fait au bon endroit. Comme si mon visage avait été reconstitué trop vite.
Je suis allée confronter ma mère. Elle était dans sa chambre, face à un écran noir, parlant à voix basse.
Quand elle m’a vue, elle a juste dit :
“C’est trop tôt. Tu ne devais pas te souvenir avant la 23e année.” Puis elle a ouvert un tiroir. Et là, soigneusement rangées, il y avait des dents.
Des dents d’enfant, toutes étiquetées avec des dates différentes. Et mon nom, écrit plusieurs fois, avec des versions numérotées :
Élise 1.0, Élise 1.2, Élise 2.0, Élise 3.1…
Moi, je suis Élise 4.3.6-fix
Je suis partie. Mais les choses ont suivi.
Je reçois des lettres dans ma boîte, sans timbre, sans nom, juste :
“Tu étais la moins instable. Reviens dans la chambre de la mémoire.”
Et puis… les autres versions. Elles rêvent de moi. Je les sens. Je les entends. Elles raclent contre la paroi de ma conscience, cherchant à repasser en premier plan.
J’ai entendu une voix dans ma tête dire :
“Celle-ci a tenu 23 ans. C’est un record.” Puis un bip. Puis : “Téléchargement de Élise_5.0… en cours.”
Je ne sais plus si je suis la vraie ou la suivante. Mais toi qui lis ceci… est-ce que tu te souviens clairement de ton enfance ? Pas les photos. Toi. Ta conscience. Ton ressenti.
Et surtout… est-ce que tu es sûr d’être encore dans ta version originale ?
FIN — ou début ?
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